Face à la fronde de ses bénévoles, Wikipédia met en pause l’expérimentation de résumés générés par intelligence artificielle. Une décision qui relance un débat sensible sur la place de l’IA dans les projets collaboratifs.
Une innovation bien accueillie… sur le papier
L’idée était prometteuse : rendre plus accessibles les articles les plus techniques de Wikipédia grâce à de courts résumés générés par intelligence artificielle. Le projet, baptisé Simple Article Summaries, avait été présenté en grande pompe lors de la conférence Wikimania 2024 à Katowice. Une extension de navigateur permettait aux utilisateurs volontaires de découvrir, en haut de certaines pages, un condensé automatique, affiché avec un bandeau jaune précisant qu’il n’avait pas été validé par des humains. En théorie, il ne s’agissait pas de remplacer les introductions rédigées à la main, mais de proposer un appui complémentaire à la compréhension.
Mais la mécanique s’est enrayée dès les premiers tests.
Un rejet net de la communauté
Chez les contributeurs historiques de Wikipédia, la pilule n’est pas passée. Dans les semaines suivant le lancement, de nombreux éditeurs bénévoles ont dénoncé un risque de désinformation : en cas d’“hallucination”, ces erreurs typiques des modèles d’IA générative, c’est la crédibilité même de l’encyclopédie qui aurait pu vaciller. Pire encore, aucun processus de validation humaine n’était prévu en amont de la publication. Pour une plateforme fondée sur la vérification collective, l’usage rigoureux des sources et une neutralité strictement encadrée, cette méthode passait mal.
Des voix ont aussi pointé le danger d’une dérive en cascade : si des modèles d’IA viennent à s’entraîner sur des contenus eux-mêmes générés par IA, les biais pourraient se renforcer et la qualité globale s’éroder.
Une pause avant réévaluation
La Wikimedia Foundation n’a pas ignoré ces alertes. Fin mai 2025, elle a annoncé la suspension temporaire du projet, en invoquant un besoin de réflexion approfondie sur ses modalités d’usage. Selon plusieurs discussions relayées sur les forums internes, cette pause n’a rien d’un renoncement définitif : il s’agit plutôt de repenser le cadre, tant sur le plan technique qu’éthique.
Des rapports précédents, comme ceux d’AIbase en 2024, avaient déjà soulevé les limites des textes générés par IA : manque de nuance, sélection floue des sources, logique algorithmique parfois incompatible avec les exigences encyclopédiques. La professeure Amy Bruckman (Georgia Tech) le rappelait : « La fiabilité des systèmes d’IA dépend très largement de la qualité des données utilisées lors de leur apprentissage ».
Des opportunités sous surveillance
Wikipédia n’est pas seule à tâtonner dans l’intégration de l’IA. Depuis l’explosion de l’usage des LLM comme ChatGPT fin 2022, la plupart des plateformes de contenus cherchent un équilibre entre efficacité technologique et exigences de rigueur. Pour l’encyclopédie libre, le défi est d’autant plus délicat qu’elle repose sur un modèle communautaire, fondé sur la transparence et l’intelligence collective.
Des membres de la communauté estiment malgré tout que l’IA pourrait jouer un rôle utile pour faciliter l’accès au savoir, notamment dans des langues moins couvertes ou sur des sujets peu vulgarisés. Mais tous s’accordent sur un point : la vigilance humaine doit rester au cœur du dispositif.
L’IA sur Wikipédia, un chantier ouvert
À l’heure actuelle, aucune date n’a été annoncée pour une éventuelle reprise du projet Simple Article Summaries. La Wikimedia Foundation travaille à un cadre plus robuste, susceptible d’offrir des garanties à la fois aux contributeurs, aux lecteurs et à l’écosystème académique qui s’appuie sur Wikipédia. Consultation de la communauté, garde-fous techniques, vérification humaine : autant de conditions posées pour toute expérimentation future.
Dans un monde où les contenus générés par IA se multiplient à grande vitesse, Wikipédia entend rester fidèle à sa mission première : fournir une information libre, fiable, et construite collectivement. Mais la question reste ouverte : jusqu’où et à quelles conditions peut-on déléguer une partie de ce travail à la machine ?